Bon, ben j’ai envie de déterrer ce vieux topic pour plusieurs raisons :
1/ J’ai lu récemment le livre qui a servi de point de départ à ce topic (avant, c’était un article paru en 2000 dans “Le Temps Stratégique”, une revue suisse, mais c’est devenu un livre paru en 2003 aux Editions Jouvence).
2/ L’auteur, Dave Grossman, est encore en activité (bien qu’il soit beaucoup moins tapageur).
3/ Le débat sur la violence dans les jeux est devenu politique, surtout depuis le scandale “Hot Coffee” l’an dernier, et il fait rage aux Etats-Unis.
4/ Surtout, les théories de Grossman (et l’expression qu’il a inventées, “simulateurs de meurtre”) se trouvent à peu près partout, et s’il y a une prise de position contre les jeux en général (ou un “jeu violent” en particulier), vous pouvez être quasi-surs que son nom ou ses théories seront citées.
Tout d’abord, le titre “Comment la télévision et les jeux vidéo apprennent à nos enfants à tuer” est tout bonnement honteux. D’autant que ce qui est visé ici est un genre de jeux particulier, à savoir les First-Person Shooters (et à la rigueur d’autres “jeux violents” tels GTA). Vu que Grossman a déjà expliqué dans une interview au site diygames.com (actuellement mort, malheureusement, mais je mets l’ancien lien quand même) qu’il reconnaissait que certains jeux étaient fantastiques et qu’il était fan de jeux de stratégie dont Warcraft 1, je ne vois qu’une raison à cette généralisation : faire vendre plus de bouquins. Mais bon, on ne peut pas juger uniquement sur un titre, alors passons.
Sur les fondements de la thèse de l’auteur, selon laquelle tuer n’est pas un acte naturel, mais que ça s’apprend et qu’il faut conditionner pour ça, soit. C’est le domaine de recherche de Dave Grossman, à savoir la “killologie”, ou la psychologie du meurtre. Son premier “grand livre” sur le sujet s’appelle d’ailleurs “On Killing”, paru en 1997, et son dernier livre, paru récemment, s’appelle “On Combat” sur les conflits mortels. Je veux donc bien croire qu’il sait de quoi il parle dans le domaine, bien que son raisonnement et ses opinions aient été vivement contestées par le Police Policy Studies Council, un organisme de recherche sur la police et l’ordre public.
L’ennui, c’est qu’on peut être compétent sur un sujet et totalement ignare dans l’autre, mais se servir de la compétence qu’on a acquise sur le premier sujet pour justifier les âneries qu’on dit sur le second. Plus grave, on peut être présenté comme un “expert” sur le second sujet à cause de l’expertise réelle qu’on a acquise sur le premier. C’est le cas de Grossman, qui ne connaît même pas les jeux dont il parle, mais qui est parfois présenté comme un “expert en jeux vidéo”.
Qu’est-ce qui me permet de dire ça ? Le fait que, dans une interview, il ait raconté n’importe quoi sur Counter-Strike (note : le site sur lequel je l’ai pris appartient à une espèce de secte à la solde de Lyndon LaRouche, un politicien américain paranoïaque à l’extrême, mais l’important, ici, c’est ce que dit Grossman). Je le cite : “Ceux qui jouent les terroristes tuent des innocents et, en retour, ils reçoivent des points. Ce n’est pas les bons qui gagnent, mais ceux qui tuent des innocents.” Les seuls “innocents” du jeu sont les otages, et quand on les tue par mégarde, on PERD de l’argent. Sinon, il y a sa phrase favorite, selon laquelle “games give the skill, the will and the thrill to kill”. Même s’il vise les FPS en particulier, apparemment, il n’a pas compris que dans Doom, on ne peut pas viser, et que Duke Nukem et Quake ne sont pas franchement des modèles de précision. Sans parler de leur univers fantasmagorique qui fait qu’on n’a jamais la sensation de tuer de vraies personnes.
Mais revenons au bouquin. J’ai déjà parlé des fondations de sa théorie, qui me paraissent plausibles, passons à sa construction. Pour faire vite, il avance que jusqu’à la seconde guerre mondiale, le nombre de tirs qui touchaient leur cible était ridiculement faible, et que pour y remédier les militaires américains ont inventé des programmes de conditionnement permettant d’améliorer leur “rendement” et d’accroître leur désensibilisation. Le premier problème, c’est que les statistiques qu’il utilise pour la seconde guerre mondiale sont celles du S.L.A. Marshall, qui sont controversées (voir ici, ou encore là, pour vous faire une idée). Le deuxième problème, plus grave, c’est que mal interprétée, cette construction peut gravement induire en erreur sur les jeux vidéo. Comment ? Où est le rapport avec les jeux ? J’y viens.
Donc, pour augmenter le rendement et les capacités de tuer des soldats américains, l’armée a imaginé des “programmes de conditionnement”. L’entraînement de fer des Marines et l’ensemble de brimades, d’humiliations et d’exercices pénibles qu’on peut voir, entre autres, dans le film “Full Metal Jacket”, sont des exemples de ce qu’on entend par “programmes de conditionnement”. Or l’aboutissement de la thèse de l’auteur (exposées notamment dans son bouquin le plus célèbre co-écrit avec Gloria de Gaetano, Stop Teaching Our Kids To Kill), c’est que justement, la violence des médias (télé et jeux vidéo, notamment) conditionne les enfants à tuer de la même façon que les programmes de l’armée conditionnent les recrues, avec des conséquences plus graves car les enfants sont plus fragiles et n’ont pas de “debriefing” comme il en existe à l’armée. En définitive, de même que les simulateurs de vol de l’armée facilite grandement l’apprentissage des futurs pilotes de chasse, les FPS sont des “simulateurs de meurtre” qui apprennent à tuer et conditionnent pour cela.
Je ne suis pas entrain de dire que ce qu’il raconte est complètement con, mais dès qu’il s’agit de donner des exemples concrets, Grossman se trompe complètement. Il faut dire qu’il a été cité comme témoin dans deux tueries qui ont été en quelque sorte la “répétition générale” de Littleton et dont ils parlent dans ses livres : Paducah en 1997 et Jonesboro, chez lui, en 1998 (anecdote : c’est à Paducah qu’il a rencontré et s’est lié d’amitié avec l’avocat anti-jeux Jack Thompson, lequel s’intéressait pour la première fois aux jeux vidéo, alors qu’avant, sa tête de turc était le rap). Qu’il ait été choqué par ces meurtres et qu’il ait été pris de sympathie pour les accusés qui n’avaient, à première vue, rien de meurtriers, je peux le comprendre, d’autant qu’il a témoigné pour leur éviter la peine de mort. Mais qu’il accuse les jeux vidéo d’avoir entraîné et conditionné les meurtriers, c’est tout à fait autre chose. Dans le cas de Michael Carneal, le meurtrier de Paducah, on a retrouvé des jeux vidéo chez lui, dont Doom et Quake, mais aussi Mechwarrior 2 et Final Fantasy 8. Pas le genre de jeux auquel je pense si je veux “m’entraîner à tuer”.
Bref, son argumentation a du plomb dans l’aile dès qu’il s’agit de sortir de la théorie pour parler de concret. Mais il y a pire encore. Il y a ceux qui croient que les “programmes de conditionnement utilisés par l’armée américaine” dont parle Grossman sont des programmes INFORMATIQUES. Qu’en d’autres termes, les FPS existaient depuis longtemps au seul bénéfice de l’armée, et que les Doom et les Quake sont des déclinaisons civiles, un peu comme les simulateurs de vol “civils” n’étaient que de pâles imitations des simulateurs militaires. Ne riez pas, je l’ai réellement lu ! Bref, à force de raccourcis, le jeu vidéo devient une invention militaire qui s’est trouvé par hasard (voire volontairement, on n’est pas à un délire près) entre les mains de civils. Cet “argument” est donc une occasion formidable pour jeter le bébé avec l’eau du bain et démontrer “le danger des jeux vidéo”.
Et puis j’aimerais revenir sur le terme de “simulateur de meurtres”. Je ne dis pas que ce genre de jeux ne peut pas exister, mais pour moi, c’est une escroquerie que de considérer un FPS comme un “simulateur de meurtres” par défaut. Déjà, il y a une grosse différence entre viser et cliquer avec une souris (voire appuyer sur un bouton dans le cas de Doom et des premiers Doom-like) et viser-tirer avec une arme, avec tout ce que ça comporte (poids de l’arme, détente, effet de la respiration…). Ensuite, si les univers fantasmagoriques de Doom et de Quake désensibilisaient au meurtre, pourquoi l’armée aurait-elle eu besoin de reprogrammer Doom pour le transcrire dans un univers réaliste (et soit dit en passant, leur mod, Marine Doom, servait surtout pour le combat tactique) ? Il est vrai que cet argument ne vaut que pour les univers non-réalistes. Mais connaissez-vous beaucoup de jeux, même “réalistes” ou vous immergeant dans un monde réel, où vous avez eu la sensation de tuer de vraies personnes ? Pour qu’un jeu soit digne du qualificatif de simulateur de meurtres, il faudrait qu’il contienne délibérément tous ces aspects : modélisation ultra-réaliste des armes, des paramètres qui influent sur le tir (poids de l’arme, respiration, transpiration…), des points d’impact et des dégâts. Sans oublier une répétition du geste qui peut, effectivement, déshiniber à force de le répéter. Mais le jeu le plus proche de cette description que je connaisse, c’est Soldier of Fortune. Les autres, y compris Counter-Strike, restent à l’état de grand-guignol sur un ou plusieurs des aspects évoqués, et le côté “réaliste” n’est finalement qu’un vernis pour s’y croire.
Voilà pourquoi je considère que Dave Grossman est aussi peu crédible qu’il est surestimé, que sa théorie sur les “jeux violents qui entraînent à tuer” est une imposture, et que son influence actuelle dans le débat est largement imméritée, quels que soient les points sur lesquels je peux être d’accord avec lui d’un point de vue “moral”. Par exemple, sur le fait que certains jeux n’ont rien à faire entre les mains de jeunes enfants, que ça pourrait avoir des dégâts sur eux, et que la représentation de la violence peut, dans certaines conditions, désensibiliser à cette violence.
C’est bon, vous avez tout lu ? Parce que j’ai encore une petite couche à rajouter par rapport à ce que j’ai lu sur ce topic :
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Sur les autres opinions de Grossman, à savoir les armes à feu et le rôle des parents : il est pour une limitation des armes à feu, et il est pour un rôle accru des parents. Pour lui, c’est tout un ensemble d’idées cohérentes afin d’enrayer la violence.
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Ensuite, il est vrai qu’il y a eu certaines campagnes qui ont visé les jeux vidéo, et seulement eux, par le passé. Mais maintenant, c’est de moins en moins vrai, surtout depuis Littleton. Les plus critiques contre les “jeux violents” sont en fait critiques contre la violence des médias en général, télé, films et jeux vidéo compris. Ce sont des “activistes anti-violence”, comme ils s’appellent eux-mêmes… ce qui inclut des prises de position contre le militarisme, les jouets guerriers à la GI Joe (ils existent encore ?) et les armes à feu. Dave Grossman sert de caution “scientifique” à beaucoup d’entre eux. D’ailleurs, pour la plupart d’entre eux, les jeux vidéo ne sont qu’une vulgaire excroissance de la télévision, même pas un média en soi et encore moins un art.
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Enfin, il est dangereux de manipuler les “études qui montrent que”, parce qu’on peut leur faire dire absolument ce qu’on veut, et que “l’argument” favori de ceux qui luttent contre les “jeux violents”, voire les jeux tout courts, c’est que “toutes les études” montrent qu’il y a un lien de cause à effet entre la violence des médias et le comportement violent, non seulement chez les enfants, mais aussi (pour certains chercheurs) chez les adultes. Je peux notamment vous citer le cas du docteur Craig Anderson, dont les résultats de recherches sur le sujet sont abondamment cités (ce qui ne l’a pas empêché d’être très critiqué par ses propres pairs), et qui clame que le lien entre jeux violents et comportement violent est “une évidence encore plus flagrante que le lien entre le tabac et le cancer du poumon”. Sans oublier les fameuses “études qui montrent que 7 jeux sur 10 sont violents” (en fait, si on regarde bien 7 jeux sur 10 contiendraient des “scènes de violence”, peut importe le niveau de celle-ci ! Sachant que “Les Choristes” et “Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain” en contiennent, je vous laisse imaginer ce que ça donnerait pour les films). Ah, et n’oublions pas non plus les “études qui montrent que les jeux vidéo provoquent une atrophie du lobe frontal” (en fait, un journal a rapporté que le docteur Kawashima, futur auteur du jeu “Brain Training” pour Nintendo DS, avait remarqué que les “jeux Nintendo” -lesquels ? - ne stimulaient pas la partie du cerveau qui concerne l’apprentissage ou la mémoire). Bref, l’usage des “études scientifiques” et des “spécialistes qui montrent que”, c’est surtout du téléphone arabe qu’on fait passer pour des faits indiscutables, et personnellement je m’en méfie.
Ouf ! Je suis arrivé au bout. Je sais que c’était long, mais c’est un sujet complexe, et je devais tout développer pour être un minimum crédible. J’espère que j’aurai un peu contribué au débat. Maintenant, à vous !