Pourquoi l’eau brouille le pastis ?
Le pastis n’est pas seulement la boisson du Midi par excellence - des
hommes assis autour d’une table de café à l’ombre des platanes, bavardant sans fin comme si la vie ne s’arrêtait jamais…
C’est aussi un breuvage aux caractéristiques physico-chimiques très particulières.
En effet, le pastis change de couleur et devient instantanément laiteux quand on y ajoute de l’eau au moment de le servir.
Il se forme alors ce qu’on appelle une émulsion.
Le breuvage anisé est devenu opaque dans le verre alors que, dans la bouteille, il est cuivré et transparent comme le whisky.
On ne voit plus que le haut du glaçon flotter à la surface, le reste est noyé dans un nuage.
Que se passe-t-il au moment de servir le pastis ? Isabelle Grillo, une
jeune scientifique de l’Institut Laue-Langevin (ILL) de Grenoble, le
raconte pour la première fois en détail dans une étude très savante (1).
«Nombre de phénomènes observés dans la vie courante s’expliquent par des
lois physico-chimiques», note-t-elle dans sa conclusion, toute heureuse
d’en apporter encore une fois la preuve.
Le pastis du commerce est composé de 54,8% d’eau, 45% d’alcool et 0,2%
d’anéthole, une huile essentielle au parfum anisé présente aussi dans
l’ouzo, le «pastis» grec.
Transparente et légèrement jaune, elle est extraite des graines du fenouil et de la badiane (un arbuste chinois).
Vingt-six autres composés parfument et colorent la boisson mais ils font partie du secret de fabrication et ne jouent aucun rôle dans l’«effet
pastis». Car c’est l’anéthole qui est à l’origine de l’émulsion, même s’il se trouve en quantité infime.
En effet, cette essence est très spéciale :
elle n’est pas soluble dans l’eau, mais elle l’est dans l’alcool, à
condition toutefois qu’il y en ait en quantité suffisante (45% d’alcool,
comme c’est le cas dans la bouteille, suffisent à solubiliser les
molécules d’anéthole).
L’alcool étant, lui, totalement soluble dans l’eau, voilà pourquoi le contenu de la bouteille de pastis est parfaitement transparent.
Arrive maintenant l’heure de l’apéritif.
Comme le veut la tradition, il faut mettre cinq volumes d’eau pour un
volume de pastis.
C’est préférable pour éviter de trop s’alcooliser.
En revanche, c’est beaucoup trop d’eau pour que l’anéthole reste en solution dans l’alcool.
Les molécules d’anéthole se rassemblent et forment des gouttelettes en
suspension dans le mélange d’eau et d’alcool : c’est une émulsion.
La lumière interfère avec les gouttelettes et elle est diffusée, ce qui donne l’impression de brouillard.
Quelles sont les dimensions des gouttelettes d’anéthole dans la solution d’eau et d’alcool ?
C’est l’information clé pour savoir de quel type d’émulsion il s’agit. Pour ce faire, Isabelle Grillo a employé les grands moyens.
Elle a soumis plusieurs échantillons de pastis à un faisceau de neutrons sur le spectromètre de diffusion de neutrons aux petits angles le plus puissant du monde qui se trouve à l’ILL de Grenoble.
Les neutrons sont produits à partir de l’uranium chargé à l’intérieur du réacteur de l’instrument.
Ce gros appareil de 40 mètres de long baptisé D22 est uniquement consacré à la recherche scientifique.
Le principe de diffusion de neutrons aux petits angles est le suivant :
les neutrons interfèrent avec les noyaux des atomes d’anéthole formant les gouttelettes.
A partir des trajectoires modifiées des neutrons, on arrive à reconstituer une image de ces dernières.
Il aura fallu une heure trente d’exposition pour découvrir que les gouttelettes en suspension sont minuscules : à peine un millionième de mètre.
«Il y a peu d’anéthole. On est à la limite des possibilités de la machine», souligne Isabelle Grillo, qui connaît bien le D22, car elle le pilote tout au long de l’année au profit de laboratoires du monde entier en même temps qu’elle s’est spécialisée dans l’étude des membranes biologiques.
Elle a dû néanmoins soumettre son projet de recherche sur le pastis à un comité scientifique.
Ce dernier l’a accepté, mais ce n’est qu’un an plus tard qu’elle a pu
faire son expérience, car les scientifiques font la queue pour se servir du spectromètre de l’ILL.
«Quand on est en présence d’une émulsion, on cherche toujours à savoir si elle est stable», souligne Isabelle Grillo.
En effet, la stabilité est à la base de la fabrication de milliers de
produits industriels comme les shampoings par exemple.
L’expérience montre que les gouttelettes d’anéthole ont tendance à se rejoindre, à fusionner d’autant plus rapidement que la température est élevée (elles bougent dans le liquide sans qu’on puisse le voir).
Au bout de dix heures à température ambiante, elles remontent à la surface et le verre de pastis devient quasi incolore et transparent.
Un pastis méconnaissable que les amateurs priseraient sans doute peu : l’anisette se boit fraîche.
(1) Colloids and Surfaces A : Physicochemical and Engineering Aspects,vol. 225, n° 1-3, septembre 2003.