J’aime beaucoup l’hommage du Figaro, très doux, très tendre, très beau:
Le Figaro
Comme je ne sais combien de temps il sera accessible je le copie ici:
Jacques Villeret, les larmes du pitre
Armelle Héliot
[28 janvier 2005]
Il avait l’œil le plus tendre du cinéma français, il avait la voix la plus douce du théâtre français. C’était un homme d’ultrasensibilité, un grand «mélancomique». Un acteur immense, Jacques Villeret, un être pur, lumineux, un enfant. «Un enfant expérimenté», un artiste. On s’inquiétait pour lui, souvent.
Il était de ces êtres qui jouent avec leur vie, qui, sous les masques placides de Pierrots pacifiques, se plaisent à flirter avec les limites. Qui vont trop loin parfois. Trop loin dans le chagrin, souvent, Jacques Villeret. Trop fine la peau, trop vulnérable, le cœur. Un rien le blessait, tout le touchait. Il avait de sacrés bleus à l’âme.
Longtemps, il avait trop bu. Il le savait. Une maladie professionnelle, un peu, l’alcool, dans son milieu, les plateaux, les planches. L’alcool, on croit que cela vous aide à oublier le temps et les malheurs de la vie, la médiocrité de certains. Et puis cela se pratique entre amis. Villeret ne se cachait pas, il partageait. Trop. A ce jeu, il se sera usé. Jusqu’à ce que le corps, trop mis à l’épreuve, craque, littéralement. Il arrive aux Pierrots de pleurer des larmes de sang.
Jacques Villeret, qui aurait eu 54 ans le 6 février prochain est mort hier, à l’hôpital d’Evreux, des suites d’une hémorragie interne. Il était né à Tours, dans l’Indre-et-Loire, douce France idéale qu’il retrouvera souvent dans les films (voir encadré) comme si en lui quelque chose appelait les chansons de Trenet, les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison, les meules de foin et les clochers au loin.
Jouer, il avait toujours voulu ça. Même tout petiot, taquinant les poissons vifs des rivières de son pays natal – plus tard, il s’était acheté un étang, en Normandie, juste pour ça, pécher… –, ce môme de sous-bois et de prairies rêvait de planches, de déguisements, de coulisses. Il ne savait plus d’où était venue la vocation.
Mais il la datait. Il avait 6 ans. Pas même l’âge de raison. Il n’était pas sérieux, mais grave. Très grave. Un taiseux, le petit Villeret. Le théâtre, l’envers du décor, le spectacle. Il voulait cela. Rien que cela. On était loin du salon de coiffure de sa grand-mère où travaillait sa mère et des fêtes chaleureuses de la famille que son père, qui avait un emploi au lycée, organisait avec entrain.
N’empêche, dès son bac obtenu, Jacques Villeret, si timide, si peu sûr de lui, si complexé – car déjà il se trouve un peu trop petit –, grimpe dans le camion d’un ami des parents, débarque à Paris. Direction le cours Simon… Quand on n’est pas du sérail, dans ces années-là, c’est le seul cours qu’on connaisse. Lui, il riait en le racontant, pensait trouver là… Michel Simon. Il faut déjà bifurquer.
Mais sa détermination paye.
Il intègre le Conservatoire et forge là quelques-unes des amitiés les plus fortes de sa jeune vie d’artiste. Prof, Louis Seigner. Copains, Dussollier, Balmer. La jolie fille de la bande, c’était Nathalie Baye, discipline de danseuse et cœur à la Marivaux. Des amis. De ceux qui n’ont aucune autre ambition que de jouer Molière, Tchekhov, Shakespeare et tous les autres.
Dès sa sortie du Conservatoire, ce modeste qui ne cessait de répéter qu’il avait eu «beaucoup de chance», repéré par Serge Rousseau qui aimait l’alacrité de cet Arlequin peu sûr de lui mais qui avait déjà mis au point des numéros en solo qui arrachaient des hoquets de rire à ses potes, déjà Villeret enchaîne rôle sur rôle, au cinéma surtout.
S’il passe par le TNP, il est engagé très vite par Boisset dans RAS en 1972, Pialat, Lelouch, Stevenin, Van Effenterre, Ribes, Gilou, Arcady, etc. Un jour, celui qui ne rêvait que théâtre se rend compte qu’à force de tourner sans cesse il va passer à côté de sa vie. Un film là, une pièce ici. Le tourbillon. Des avions, des trains, des déplacements. Trois films à la fois et une pièce le soir, parfois.
L’étourdissement dans le travail, cela aura toujours été sa manière d’avancer masquer. Mais un jour, au bout de vingt ans, à l’orée des années 90, après un très beau film d’après Tchekhov, Trois Années, de Fabrice Cazenave, Villeret, qui a alors 40 ans, se dit qu’il faut qu’il cesse de se disperser, de courir. Et ce sera La Contrebasse, d’après Patrick Süskind, l’auteur du Parfum. Une partenaire de 1,92 m qui lui convient à merveille et un personnage comme il les aime, un solitaire, un type qui a des rêves plus grands que le ciel.
Il pouvait être moelleux et bon, paumé, victime ou légèrement roublard, selon les rôles. Mais toujours affleurait, par-delà le malheur d’un Dandin, par-delà la panique de la victime, du souffre-douleur (ah! ce Dîner de cons qu’il contribua à hisser au rang de chef-d’œuvre immortel), quelque chose de profondément perdu. Les pitres sont châtiés. Ils peuvent faire rire – et il était d’une drôlerie irrésistible, avec quelque chose toujours de tendu, de tenu –, mais on les punit. Il le disait. «Rire, faire rire est art de précision.» Le vrai rire dérange. Villeret le gentil pouvait avoir l’humour féroce et le rire rosse.
Il avait au fond de l’iris très clair, d’un bleu céleste, comme lavé de toute méchanceté, la flamme d’un tenace désespoir. Cet as du vaudeville – fils spirituel de Robert Hirsch –, ce pince-sans-rire, ce déjanté, rejeton d’un de Funès, ce virtuose de l’absurde – un de ses derniers rôles, au théâtre, Jeffrey Bernard est souffrant en 2000, exaltait sa folie douce – aura souffert souvent. Et profondément. On ne sait pas de quoi il est mort. Mais son cœur était depuis longtemps brisé. Il aimait la chanson de Gianni Esposito Le Pitre… Villeret sort de scène. Rideau.