Il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion d’assister à une conférence sur le thème Jeux Vidéo et Cinéma: convergence ou concurrence[sup]1[/sup]. J’ai gardé quelques notes là-dessus et plutôt que de les archiver dans un classeur papier, je me suis dit que les partager serait sympa. C’est vrai, ça peut faire chic de placer dans une conversation qu’ATARI représentait 48% du CA de Warner Bros. en 1982, pendant le crash E.T…
Plus précisément, je vais essayer de vous faire un petit point sur le financement de la création d’un JV (parce que la conférence à dévié largement là-dessus et aussi parce que c’est un peu mon secteur, voyez-vous). Oh, certes, il y a pour ça l’AFJV et le JIRAF, et loin de moi l’idée de faire aussi bien et complet que les dossiers de ces sites, mais j’espère que ces petites anecdotes et pensées permettront à certains de mieux cerner les aspects financiers du développement de JV et de comprendre que c’est quand même un sacré business. Après tout, sur la Zone, on rêve tous d’en faire partie un jour, non ?
Un tiers de théorie.
Cinéma, JV, BD, même combat : il faut convaincre quelqu’un d’investir dans votre idée. En effet, peu de développeurs ont des fonds propres suffisants pour subvenir à la création d’un jeu, même une simple démo. Là où les producteurs de cinéma peuvent s’allier pour mettre en commun leurs fonds publics d’aide avant de constituer le reste du financement, les développeurs n’ont qu’une alternative : un éditeur, l’équivalent pour un producteur d’une chaîne de TV[sup]2[/sup]. L’éditeur avalise ou non le produit, le finance et se paie dessus. Il décide aussi de sortir le titre sur certaines plates-formes ou non et fixe le niveau de qualité minimum (le QA, c’est lui !). Il va également se charger de trouver un distributeur et de la campagne promotionnelle du titre dans certains cas. Oui, c’est du boulot tout ça.
Comment convaincre un investisseur/éditeur ? Pas de méthode miracle mais la forte présomption que le projet va rapporter de l’argent est un point très positif (je rappelle juste que le but commun de toutes les sociétés qui prêtent de l’argent contre des produits non finis, c’est de vendre assez pour au moins se rembourser et faire une marge…). Pour le cinéma, cela tient principalement au script, puis à l’équipe réunie - lire « cast ». Un exemple de travaux précédents (démos du réalisateur / planches du dessinateur) permet aux personnes chargées de trouver des projets dans les sociétés d’édition et de distribution d’affiner leur jugement. Pour le JV, le temps semble bien loin où une bonne bible permettait de sécuriser un éditeur immédiatement : aujourd’hui, il faut une démo ! Et en plus, sachant que les éditeurs font 80% de leur chiffre d’affaire avec 20% de leurs jeux (devinez quel type… gagné : des licences), il faut une sacrément bonne idée, ou une licence qui plaît. Ainsi, Ubisoft - qui indique vouloir mettre sur le marché trois licences par an, en comptant celles qu’ils possèdent déjà (donc un GRAW, un R6 et une nouveauté la première année ; un Rayman, un PoP et une nouveauté l’année suivante, etc.) a-t-il décidé d’éditer Haze pour en faire une licence nouvelle. Avec peut-être la chance de la voir faire son licencing out (rien de sexuel), c’est à dire de la vendre à quelqu’un d’autre pour en faire… je sais pas moi, autre chose, par exemple un film ?
Une fois la personne convaincue, il faut encore comprendre comment marche le financement.
Un tiers de pratique.
L’éditeur avance 100% du budget de production au développeur (Que ce soit complètement de sa poche, ou autre arrangement qui ne concerne pas le développeur. L’éditeur peut par exemple mettre 70% et aller chercher 30% auprès d’un fonds d’investissement privé ou une banque, par exemple. Il peut aussi faire payer un gros distributeur un minimum garanti à valoir sur les ventes - mais généralement, le distributeur ne déboursera rien en phase de production, vu qu’il va devoir payer tous les frais marketings. A titre d’exemple, on compte que la promotion idéale d’une sortie cinéma sur la territoire américain coûte… le même prix que la production du film lui-même !).
Généralement, la remontée des recettes se fera de la manière suivante[sup]3[/sup] : 100% au distributeur jusqu’à ce qu’il ait récupéré son avance et/ou les frais de marketing, puis 20% de commission sur les recettes. Sur ce qui reste, 100% à l’éditeur (ou 70%/30% si un investisseur privé est dans le coup comme cité dans mon exemple) jusqu’au remboursement du budget + 50% de bonus (surtout s’il y a un fonds privé). Ensuite, on répartit le reste entre l’éditeur et le développeur (le distributeur prenant toujours sa com’, n’oubliez pas). Le break-even (moment où tous les investisseurs ont récupéré leurs mises + intérêts et où les profits commencent) est maintenant proche du million et demi d’unités vendues pour un jeu AAA (Halo2, C&C3…). Bon, certes, Halo2 a fait son break-even 48 heures après sa sortie officielle, mais ça reste plus qu’exceptionnel.
On comprend que le principal pour les développeurs, c’est soit d’avoir suffisamment d’idées pour toujours se faire embaucher par un éditeur, soit de faire des petits jeux pas chers sur lesquels il est possible de récupérer de l’argent plus rapidement que sur de gros budgets. C’est ici qu’une rapide vue du marché s’impose.
Un tiers de chiffres.
On recense en France 112 développeurs de JV indépendants, dont le revenu annuel moyen est 1M€ chacun (brut). Difficile de tirer un gros profit de cette activité, apparemment, si l’on juge que la plupart des budgets de jeux vidéos s’envolent avec les nouvelles consoles : les jeux monopolisent de plus en plus de monde sur de longues durées (je verse une larme pour Geoff Crammond) - des budgets minimum de 5M€ suffisent à peine à entretenir une équipe de 40 personnes pendant 2 ans (un ratio à ne pas oublier est que près de 80% de cette somme sont dévolus au paiement des salaires). Et 5M€, c’est peu cher : le dernier Splinter Cell, Double Agent, a coûté 20M€ rien qu’en production (à titre de comparaison, un film en images de synthèse européen coûte entre 10 et 20 M€). Et on est encore loin du MMO Fallout et son budget global de US$75M.[sup]4[/sup]
La tentation est grande pour les développeurs de réduire leurs coûts pour rentabiliser leurs jeux le mieux possible. Et quand on apprend qu’ont été vendues en France autant d’unités de Splinter Cell Double Agent qu’Alexandra Lederman (un jeu qui a coûté 1M€ marketing et promotion compris), on se dit qu’il doit y avoir un moyen de tirer son épingle du jeu…
Secouez le tout et ?
Deux solutions apparaissent rapidement : faire des plus petits jeux ou sur des marchés émergents ou sous-traiter.
Niveau petit jeu, le développement des jeux « d’appoint » est une manne financière nouvelle. Je renvoie à l’exemple XBLA de Jeff Tunnel sur Marble Blast Ultra.
Autre exemple XBLA, Uno a coûté moins de 250 k€ à produire et s’est vendu pour l’instant à peu près 150 000 exemplaires à 4 €. L’inconnu est la marge de l’éditeur et du distributeur. Pour le XBLA, la commission de distribution Microsoft va de 35% à 70% - ce qui signifie que dans le pire des cas, Uno a rapporté 30% x 150 000 x 4€ = 180 000 € à son développeur… A condition d’avoir remboursé l’investissement de l’éditeur s’il y en a eu un (cf. plus haut la remontée des recettes).
Pour ceux qui désireraient parler d’autre chose que de Microsoft, un kit de développement sur DS made in Nintendo coûte environ 5000 €. Faire un jeu en 6 mois à 5 ou moins (1 artiste, 2 programmeurs, un commercial/gérant et un game designer/gestionnaire de projet) coûtera au minimum la bagatelle de 150 000€. Et en six mois, il y a de grandes chances pour que ce soit simplement une maquette d’un jeu (la fameuse démo pour aller chercher un éditeur) qui prendra certainement le double voire le triple à réaliser en entier. Compter donc des budgets de développements de 300 000 à 500 000 € pour un jeu DS en petite équipe, sur un an. Si le jeu se vend bien, il n’y a pas de raison de ne pas faire un minimum d’argent avec, et surtout de se voir confier par l’éditeur un nouveau jeu ou de pouvoir lui proposer le prochain sous de très bons auspices - mieux encore, de trouver des copains investisseurs pour le prochain projet et garder son indépendance, au moins en esprit.
Je termine ce petit topo par le deuxième point : l’externalisation. Certaines sociétés commencent à sous-traiter qui leurs modèles 3D, qui leurs animations… C’est ici que l’on recoupe cinéma et JV et je ne vais pas m’aventurer plus loin pour ne pas davantage diverger. Ce système est visiblement d’un grand profit, mais il faut pouvoir gérer son pipeline, comme le rappelle l’ex-Bungieman Alex Seropian qui pense avoir trouvé son business-model avec le freelancing. A terme et à force de recoupement des compétences, on espère arriver à un écosystème viable pour les petites boîtes indépendantes - histoire que vous et moi puissions profiter de toujours plus de jeux innovants !
Voilà pour le bref exposé (pfiou !).
J’espère que ça vous aura plu / appris /aidé / diverti et surtout, plutôt que de décourager certains, que ça leur donnera envie !
A vous Cognac-Jay.
[center]_________________________[/center]
[sup]1[/sup] La conférence invitait Bertrand Chaverot, directeur du département Third Party EMEA (Europe, Middle East & Asia) d’Ubisoft ; Guillaume De Fondaumiere de Quantic Dreams ; Denis Friedman de Denis Friedman Productions et Agathe Pinchot de Onyx Films/MKO.
[sup]2[/sup] L’idée d’un financement public pour soutenir les développeurs indépendants (c’est-à-dire non affiliés à un éditeur) est un débat qui remonte au milieu des années 90 et ferait sans doute un bon objet de mémoire (étudiants en économie, c’est à vous que je m’adresse).
Autres idées pêle-mêle : l’idéal pour tout développeur serait de pouvoir vendre son produit, qu’il a auto-financé, directement aux distributeurs sur différents territoires, comme pour le cinéma (Introversion, qui s’autoédite et se distribue sur le net, nous rappelle cependant à quel point le shelf-space a encore de l’avenir…). Le problème vient principalement du manque de supports d’exploitation (il n’y a pas TV, salles, Vidéo… il y a ton jeu sur Xbox, point). Ce paramètre devrait doucement changer, du moins je suis dans le camp de ceux qui y croient : petits minima garantis payés par les distributeurs comme Steam / exploitation du même jeu sur plusieurs supports facilités par les kits de dev’ et le middleware - e.g. Capcom qui sort Lost Planet sur PC.
Toutefois, si l’on peut imaginer qu’un portage Xbox360/XBLA->PC augmente les bénéfices des ventes, notamment car le coût du portage est limité (merci XNA), ce n’est pas un gain mathématique assuré. On a pu voir récemment avec Jade Empire, porté de Xbox au PC, qu’un nouvel éditeur (2K Games) avait du prendre en charge l’édition de la version PC - Microsoft Games Studios ayant édité pour son compte le jeu original, notamment afin de conserver l’exclusivité sur sa machine, et nous rentrons là dans d’autres considérations que le financement pur.
Je clos là la parenthèse mais il y en a encore des tas à dire avec la pub in-game, les fonds privés et l’excellent speech de Dean Takahashi - si vous ne devez ouvrir qu’un lien dans ce texte, ouvrez celui-ci).
[sup]3[/sup] Les taux sont choisis arbitrairement mais ne doivent pas être trop faux B)
[sup]4[/sup] Extrait du rapport SEC :
[ol]
[li]Preproduction budget $5,000,000.00[/li][li]Production budget $40,000,000.00[/li][li]Launch budget $30,000,000.00[/li][li]Three years from start to launch[/li][li]Breakeven expected three years after launch[/li][/ol]