Parler comme dans 1984

Salut la zone,

Si vous êtes comme moi, un peu sensible aux mots, vous avez dû remarquer que l’époque fait la part belle à l’euphémisme, à la litote, à l’adoucissement, la périphrase… On dit une chose quand on en pense une autre, on travestit le réel parce qu’il a quelque chose d’insupportable, on manipule ou on trompe en faisant un pas de côté sémantique, on ménage les susceptibilités… Ou bien, au contraire, on exagère, on caricature, on exacerbe…

Je me suis amusé à dresser une petite liste pour illustrer mon propos, avec à chaque fois la définition toute personnelle que j’en ai, ou que l’on peut en faire. En vrac :

« Adaptation de l’offre de transport » : suppression généralement soudaine du nombre de trains ou de bus circulant sur une ligne. Parler de “dégradation” de l’offre de transport serait plus honnête.

« Agriculture conventionnelle » : formule visant à ancrer dans l’esprit du plus grand nombre que l’agriculture “normale”, “conforme aux convenances”, doit faire appel à des produits phytosanitaires (voir plus bas). Opposé à “agriculture biologique”, qui tient du pléonasme.

« Aller à la selle » : et pourtant, non, on ne va pas faire du cheval. Notons qu’étymologiquement, le mot est tiré du latin sella, “siège”, parce que pour effectuer cette opération on ne peut plus délicate, généralement, on s’assoit. Ceci explique donc cela…

« Attaque ciblée », « frappe chirurgicale », « guerre propre » : autant de formules liées à l’univers de la guerre, censées mieux passer auprès de l’opinion publique, bien que la guerre ne soit jamais propre, et implique qu’il y ait des dommages collatéraux quasi systématiquement.

« Auto-entrepreneur » : indépendant prêt à sacrifier une partie de ses protections sociales (en dépit de cotisations Urssaf conséquentes) au profit d’un peu d’autonomie. Permet accessoirement au gouvernement d’afficher de meilleures statistiques concernant les demandeurs d’emploi.

« Avertissement pénal probatoire » : remplace depuis quelque temps le fameux “rappel à la loi”. En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des expressions ampoulées.

« Choc de (simplification, modernisation, compétitivité…) » : idée de technocrates visant à un bouleversement qui, dans quelque domaine que ce soit, se cogne généralement au mur de la réalité.

« Condamner fermement » : expression émise généralement par une instance supérieure, qui, en même temps qu’elle exprime sa désapprobation, fait la preuve de son impuissance, et en tout cas celle d’un malheureux constat.

« Décompenser / décompensation » : terme médical utilisé pour souligner une rupture d’équilibre physiologique, et le fait que l’organisme n’arrive plus à compenser les défaillances du cœur. L’équivalent, généralement, d’“insuffisance cardiaque”.

« Défavorablement connu des services de police » : définit un délinquant, voire un criminel notoire, parfois déjà passé une quinzaine de fois devant un juge. Plus simplement : racaille.

« Discrimination positive » : un bel exemple d’oxymoron, et une rupture du principe d’égalité qui prétend corriger une injustice par une autre.

« Dispositif de tri sélectif » : nom pompeux donné aux points de collecte des déchets de diverses natures, voire à de simples sacs-poubelle. Ex. : “Mesdames et messieurs, bienvenue à bord de notre train. Jean-René va passer parmi vous avec son dispositif de tri sélectif.”

« Diversité / mixité sociale » : expression se voulant “méliorative” désignant en réalité des lieux dans lesquels on trouve surtout des personnes précaires, d’origines diverses. Plus justement, on parle également de “zones ou quartiers sensibles”, les plus riches se mélangeant surtout entre eux.

« Divorce à l’amiable » : on s’est aimés, on ne s’aime plus, mais tout cela reste amical, bien sûr… “Je te quitte, et je vais récupérer la moitié de ce que tu possèdes. — Ha ha, mais quelle coquine… Tu reprendras un peu de thé ?”

« Droitardé, nazi, facho » vs « Islamo-gauchiste, gauchiasse, collabo » : termes devenus courants aux deux opposés de l’éventail politique, qui, faisant fi de toute mesure et nuance, interdisent le moindre dialogue constructif.

« Égalité des chances » : vœu pieux faisant fi de la génétique d’un individu, de son héritage familial, ses origines ethniques, son milieu social… Beau comme un roman feel good, mais la vraie vie, c’est plutôt du Dickens.

« Élites » : selon le dictionnaire, “personnes qui, par leur valeur, occupent le premier rang”. Dans la réalité, reproduction sociale d’un milieu bourgeois et/ou produits de grandes écoles valorisant surtout l’entre-soi et protégeant leurs intérêts propres. Tient parfois du darwinisme social inversé, les plus incompétents occupant les plus hautes fonctions (kakistocratie).

« Être en délicatesse avec » : être en conflit plus ou moins ouvert avec quelqu’un, ou quelque chose.

« Être en situation de (handicap, détresse psychologique, précarité…) » : expression visant à séparer quelque peu un sujet du désagrément qu’il subit, le déresponsabilisant de fait au moins en partie. “Je suis gros” tient ainsi davantage de l’affirmation assumée que “je suis en situation de surpoids”.

« Être invité à » : quand quelqu’un “vous invite à”, généralement, il ne vous laisse pas trop le choix.

« Être visité » : être cambriolé. Peut-être un hommage déguisé à ce vieux classique qu’est le film Les Visiteurs du soir

« Façon bouchère » : tentative de certains industriels de faire croire que leurs produits valent ceux de véritables artisans, alors que leurs steaks, généralement, ne sont même pas composés à 100 % de viande bovine, et juste hachés plus grossièrement…

« Flexibilité / flexibilisation » : précarisation d’un poste, d’un métier, sous l’apparence d’une plus grande liberté.

« France Travail » : si “Pôle Emploi” n’était pas d’une sexytude absolue, la formulation avait le mérite d’une certaine neutralité, là où désormais on fait comprendre à ces salauds de chômeurs que c’est bien “toute la France qui travaille”. Sauf eux.

« Grogne » : terme associé à certains mouvements sociaux (la grogne des contrôleurs, des usagers…), qui deviennent alors en quelque sorte plus des mouvements d’humeur que des revendications légitimes. Un mot qui animalise quelque peu, également, le grognement étant associé au chien, à l’ours, au cochon…

« Hôtesse de caisse » : une hôtesse, ça rend un service, c’est aimable, c’est gracieux… Rien à voir avec une caissière, bien sûr.

« Il nous a quittés / il s’est éteint / il a disparu / il est parti » : parce qu’évoquer l’idée d’un voyage ou d’une flamme qui s’éteint est plus poétique que de parler crûment de mort.

« J’entends ce que vous dites » : expression utilisée lorsqu’on n’écoute pas vraiment l’autre, justement, et qu’on s’y oppose quels que soient ses arguments. Généralement, cette formule est suivie de “mais”.

« Je ne dirais pas non » : marque cette petite hésitation polie qui disparaît lorsque l’on dit simplement oui…

« Lobbying » : on pourrait aussi parler, dans certains cas, de manipulation, voire de corruption, mais ça sonne tout de suite moins bien.

« Longue maladie » : dire que l’on souffre d’une longue maladie fait apparemment moins peur que de préciser que l’on a un cancer, une cirrhose, ou une sclérose en plaques…

« Pause fraîcheur » : terme utilisé pour souligner une pause, durant un match de foot, ceci afin d’éviter les morts subites sur le terrain (ça fait mauvais genre). Vise autant à redéfinir une stratégie qu’à sucer un Mr Freeze.

« Personne à mobilité réduite » : une expression plus douce que “handicapé physique”, même s’il n’y a là rien d’irrespectueux.

« Personne non voyante » : pour une raison qui échappe à ma compréhension personnelle, il semblerait que le mot aveugle soit injurieux… Utiliser le terme malvoyant, ou déficient visuel, peut en revanche se comprendre si la cécité n’est pas complète.

« Plan de sauvegarde de l’emploi / plan social » : on pourrait plus justement parler de “plan de sauvegarde des profits”, et de “plan de licenciement massif”.

« Prélever des animaux » : une façon aimable et politiquement correcte de dire qu’on éclate un sanglier ou un ragondin à la chevrotine.

« Prise en otage » : métaphore associée à certains mouvements sociaux, notamment ceux qui privent le citoyen lambda de sa liberté de se déplacer. Une formulation qui fait dans l’excès, même si le préjudice subi est, pour beaucoup, aussi réel qu’un régime soudain au pain sec et à l’eau.

« Produits phytosanitaires » : phyto-, étymologiquement, signifie “plante” ; quant à sanitaire, il évoque l’idée de propreté, de protection, d’hygiène. Un produit phytosanitaire est ainsi censé “protéger les végétaux”. Et tant pis si le terme s’applique à des pesticides, herbicides, insecticides néfastes pour la santé humaine ou l’environnement.

« Réchauffement climatique » : formulation douce évoquant l’enfilage de moufles, les doigts serrés autour d’une tasse de thé, la montée progressive en température d’un bon bain… là où l’on devrait plutôt voir un cataclysme à venir.

« Réguler un écosystème » : manipuler la nature par la main de l’homme, jusqu’à ce qu’elle se conforme à ses besoins.

« Rigueur budgétaire » : politique d’austérité visant à “rassurer les marchés” ; généralement, mesures revenant sur certains acquis sociaux au détriment du plus grand nombre, et en tout cas des plus fragiles.

« Sages (les) » : un terme adopté depuis des décennies par les médias pour évoquer les membres de Conseil constitutionnel. Certains d’entre eux pourraient plus justement être surnommés “Recasés de la vie politique”. Quant à la sagesse de leurs décisions, libre à chacun d’en juger.

« Se faire remercier » : se faire virer, généralement sans beaucoup d’égards. Et rarement un merci.

« Senior » : parce qu’on a du mal avec certains mots comme vieux, vieille, personne âgée, vioque, vieillard, fossile… Bon, pour certains, ça peut se comprendre.

« Start-up nation » : slogan politique visant à donner l’illusion d’une grande vigueur entrepreneuriale, propre à redresser un pays. La France, avec son amour des taxes, rend le concept difficilement viable…

« Syndrome de glissement » : expression liée à la santé, décrivant un état qui empire toujours un peu plus, jusqu’au décès.

« Technicien de surface » : ou comment évoquer de façon “technique” le fait de nettoyer le sol, de vider des poubelles ou de faire les carreaux.

« Télé-réalité » : émission télévisée se targuant de mettre en scène des faits qui n’ont de réels que ce que l’on veut bien en montrer. Généralement, pas grand-chose.

« Union européenne » : agrégat de pays n’ayant pas les mêmes lois, les mêmes coutumes, les mêmes règles, la même histoire, et votant pour leurs intérêts propres, lorsqu’il s’agirait d’être solidaires. Plus justement : “Désunion” européenne.

« Vice de procédure/de forme » : on sait que le diable est dans les détails ; il l’est également parfois dans ces “vices” qui permettent de relâcher dans la nature des personnages qui méritent pourtant parfois bien peu d’égards.

« Vidéoprotection » : la surveillance, sûrement, la protection, peut-être.

Liste non exhaustive. Si vous en avez d’autres…

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C’est parfois valable dans l’autre sens: avant on disait “gardiens de la paix”, maintenant on dit plutôt “forces de l’ordre” :slight_smile: Ça fait peur, ça renforce sans doute la crainte chez les citoyens qui se ravisent plus facilement de participer à une manifestation…

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Pour coller au thème, même si je trouve cette liste globalement très intéressante, attention qu’on ne fait pas de politique sur le forum… :wink:

tu peux l’associer à “redevance incitative” : taxe à montant fixe, que l’on produise 30L ou 360L d’ordures ménagères par mois, qui incite paradoxalement le petit producteur de déchets à maximiser son volume afin de rentabiliser sa redevance.

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J’aime bien, il y en quelques unes qui sont bien vues, mais je réagis à ça, en tant que référent handicap de ma structure.

Parler de “situation de handicap”, c’est pas du novlangue. C’est aussi pouvoir se mettre en mouvement et agir.

Si on pense juste en terme d’handicap, une personne en fauteuil par exemple, on se dit qu’on peut rien faire, on va pas la refaire marcher. Et donc la pensée s’arrête.

Si on pense en “situation de handicap” : La personne est face à un escalier, tu mets un plan incliné, la situation de handicap disparait (pas le handicap, certes).

Handicapé, c’est pas un absolu : un sourd n’est pas handicapé pour monter un escalier.
C’est une somme de situations dans lesquelles la personne va être face à des difficultés d’accès. Et c’est pour ça que l’on parle de “personnes en situation de handicap”.

La théorie, c’est :
Une pathologie entraine une déficience qui entraine une ou des situations de handicap.
On ne peut agir ni sur la pathologie ni sur la déficience, on traite les situations de handicap.

En gros, les politiques d’inclusion et d’accessibilité sont pensées comme ça : “Quelles sont les situations de handicap et comment les résoudre ?” Et pour penser comme ça, il faut bien nommer.

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Pour rejoindre ce que dit très justement @fabiouchka , nommer un individu « une personne <critère> » (handicapée, noire, blonde, en surpoid ou de petite taille) plutot que directement « un handicapé »/« un noir »/« un blond »/« un nain » c’est également respecter la complexité des personnalités et éviter d’essentialiser une personne à ce seul critère comme si il définissait à lui seul cette personne.

Ca permet d’éviter les stéréotypes, et de mieux respecter l’individu en évitant de chercher à le faire entrer dans une case (car chaque personne est exceptionnelle).

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L’un de mes préférés c’est le « référentiel bondissant » qui serait apparemment utilisé dans les règlements scolaires pour évoquer les ballons.

Sauf qu’en fait… bah c’est justifié. Le langage technocratique est fait pour les règlements et procédures, afin de pouvoir s’adapter en cas de nouvel objet ayant un autre nom d’usage mais le même type de comportement.

Il y a quelques trucs dans cette liste qui me hérissent un peu, notamment parce que je suis en situation de handicap et que j’ai fait un divorce à l’amiable : on s’est quitté parce qu’on ne s’aimait plus, sans se détester pour autant (on avait même tiré un dernier coup la veille du divorce)

J’en profite aussi pour rappeler que la novlangue, c’est l’appauvrissement de la pensée par la réduction du vocabulaire, puisque certains (pas ici certes) parlent de novlangue dès qu’il y a des nouveaux mots pour des nouveaux concepts, genre « intersectionnalité ».

Mais un truc qui rentre complètement dans la novlangue, pour alimenter la liste, c’est la disparition de la hiérarchie au profit de « l’équipe projet ». Je recommande vivement la conférence de Franck Lepage sur le langage d’ailleurs

bon il faut séparer le bonhomme de son oeuvre! il m’a pas mal déçu au moment du covid

Y’ a des trucs biens remarqués comme France Travail/ Pôle Emploi notamment.

Mais d’autres moins: mourir d’une longue maladie, tout le monde n’a pas envie de détailler par le menu la fin d’un proche.

Être en situation de handicap / À mobilité réduite, aveugle. Voir les messages précédents.

Divorce à l’amiable : c’est pourtant une avancée non négligeables en tout cas pour ceux qui n’en font pas une guerre de tranchée.

Et si je suis d’accord qu’il y a des expressions qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes, pour faire passer la pilule, mais pour d’autres expressions c’est une forme d’ironie salutaire.

Ne dites plus « socle commun » mais « plateforme de stabilité »…:roll_eyes:

Les « rodéos urbains »

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