La manière était à désirer la première fois, mais j’adhère pleinement à la matière. Pas au nom d’un élitisme intellectuel littéraire, mais au nom d’une lutte contre la vacuité, oui. On bouffe de la mauvaise littérature comme des pizzas réchauffées, et des auteurs à l’égo souvent démesuré n’hésitent pas à se lancer dans le commerce de mal-mot, eux qui ont raté probablement leur entrée en école de finance et leur carrière dans la mal-bouffe. Les auteurs qui restent ne sont quasiment jamais des auteurs populaires, d’ailleurs, exception faites d’un Hugo, par exemple. Mais ce sont ceux-là que la littérature retient, parce que ce sont eux qui ont su saisir une image littéraire de l’humanité à l’instant de leur écriture tout en faisant progresser leur art.
C’est toute la différence, dans un musée, entre les copies, les apprentis, et les maîtres : la belle expérience se fait dans n’importe quelle collection où le conservateur a choisi de mettre un tableau de maître entouré par ses disciples. Essayez, vous n’aurez même pas besoin d’avoir suivi un seul cours d’histoire de l’art pour reconnaître qu’un des tableaux ridiculise tous les autres.
On apprend assez vite, si on a étudié les arts, que ce n’est pas le côté choquant d’une oeuvre qui nous repousse et que l’on finit par reconnaître, mais sa nouveauté, sa profondeur. Souvent, l’auteur vit en amont de son public, qui le découvrira, 10, 15 ou 30 ans après. Maintenant, quand on voit que les éditeurs ne veulent plus pousser que des blockbusters littéraires, on peut se demander si les auteurs qui marqueront notre siècle pourront avoir une visibilité, même minime, qui pourra leur permettre d’être reconnus plus tard, bien plus tard.
Peut-être que le Proust de 2013 vient d’être refusé par Gallimard qui a préféré éditer une nouvelle biographie de star, ou un autre qui a senti un filon dans une n-ième histoire de complot (ça marche bien, ça, les complots… vous vous souvenez de Da Vinci Code ? Non ? Normal, c’était un livre à billet, dans 10 ans, plus personne n’en n’aura entendu parler alors qu’il a fait la fortune de son auteur). Donc oui, mille fois oui, la littérature se trouve ailleurs. Et si l’évocation des classiques vous donne la nausée, il y a de la grande littérature encore ailleurs, loin de ce que le lycée, l’université ou autre cherchent à vendre (eux aussi sont soumis à la loi des éditeurs, regardez les programmes du bac/ENS/agrégation pour vous en convaincre : ça tourne sur une oeuvre qui aura été accompagnée de plein de commentaires qu’il faut vendre). Je pense en littérature étrangère du coup, Jim Morrison pour la poésie, Herman Hesse pour ses romans courts, Kateb Yacine pour se prendre en plein estomac un roman déchiré, mais aussi des plus vieux qu’on redécouvre, Beckett, Mallarmé, Huysmans, Sade. Même Balzac est fabuleux : lisez la Comédie Humaine à 13 ans, relisez-là tous les 5 ans, vous découvrirez de nouvelles choses toute votre vie et vous apercevrez que le bonhomme a écrit l’alpha et l’oméga du roman classique.
On peut dire “lire est avant tout un plaisir et lire tel ou tel auteur est trop complexe”… ça revient à reconnaître un défaut de votre côté, pas de celui du bouquin, qui n’est pas lié à votre intelligence, loin de là, mais à des tas de facteurs extérieurs et notamment au mode de consommation abruti de la lecture qui est fait aujourd’hui (médias/publicité principalement). “Mes contemporains ne savent pas lire, sinon dans le journal” écrivait déjà Mallarmé au siècle dernier, répondant à ceux qui l’accusaient de n’écrire qu’un grand n’importe quoi sans forme ni fond. Comme quoi, le problème est vieux, mais oui, quand on se met à vouloir lire de manière active et plus comme une activité passive de déchiffrement d’un sens unique et évident, on commence à distinguer très facilement entre la mauvaise littérature et la bonne littérature. Pas besoin d’avoir un doctorat de lettre classique pour faire ça, il suffit d’entraîner son cerveau à comprendre plus de chose que ce qui apparaît pour qu’à la fin, dans une lecture même rapide, chaque phrase d’un auteur ait un sens propre et une importance fondamentale. Oui, il y a tout ça dans la littérature, c’est un monde à explorer avec plus de richesses encore dans les creux que dans les bosses visibles.
La littérature “de gare”, comme on l’appelle, un intérêt ? Bah oui, je ne la rejette pas : elle sert à faire patienter dans les gares, c’est-à-dire à occuper l’attention sur autre chose que la montre et doit donc être une suite de mots formant des phrases sans grand sens, le tout formant une histoire conventionnelle simple à intellectualiser et surtout, à oublier (il faut en consommer une autre). Non, on est d’accord, à 800 dans une rame de RER, on ne peut pas lire du Kierkegaard, encore moins le comprendre. Mais la littérature n’a jamais prétendu être un art à consommer à la va-vite pendant la bronzette ou dans les transports, ça, c’est ce qu’un idéal de consommation associé à une honte de “ne pas lire” justement initiée par une intelligentsia autoproclamée a fait de ce medium. Reste que même dans les auteurs “de gare”, il y en a de très bons qui vont donner envie de se lancer dans une meilleure littérature - et c’est tout à leur honneur d’initier le non-initié à découvrir des choses toujours plus grandes et plus belles -, et d’autres qui ne sont que des pantins marketing, qui servent à récolter des prix.
Alors lire de la mauvaise littérature ou ne pas lire ? Ma recommandation personnelle serait de tenter au moins d’affronter la difficulté, elle est plaisante une fois surmontée.